LA MACHINE À DÉSINTÉGRER / 1re partie

mars 12th, 2011 | admin

e Pr Challenger était d’une humeur épouvantable.

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Devant la porte de son bureau, j’avais déjà une main sur la poignée et les pieds sur le tapis-brosse quand j’entendis un monologue qui ressemblait à ceci, les mots étant autant d’explosifs qui détonaient et se répercutaient à travers toute la maison :

– Oui, je vous dis que c’est la deuxième erreur ! La deuxième de la matinée. Est-ce que vous vous imagineriez par hasard qu’un homme de science a le droit d’être dérangé dans un travail capital par l’intrusion continuelle d’un idiot au bout du fil ? Je ne le tolérerai pas ! Passez-moi le directeur… Ah ! c’est vous, le directeur ! Eh bien ! pourquoi ne dirigez-vous pas ? Tout ce que vous êtes capable de faire, c’est de me déranger dans un travail dont l’importance dépasse naturellement les limites de votre intelligence. Passez-moi le directeur général ! Il n’est pas là ? J’aurais dû m’en douter ! Je vous assignerai en justice si pareil fait se reproduit. J’ai bien assigné des coqs qui chantaient ! Oui, et ma plainte a été reçue. Si elle a été reçue pour des coqs qui chantaient, pourquoi pas pour des sonneries détraquées ? L’affaire est claire. Des excuses par écrit ? Très bien. Je les prendrai en considération. Au revoir !

C’est à cet instant précis que je me hasardai à entrer. Hélas ! Il me fit face tout en raccrochant le téléphone : un vrai lion en colère ! Son imposante barbe noire frémissait, l’indignation soulevait son torse puissant… L’arrière-garde de sa fureur me fusilla de deux yeux gris arrogants, dominateurs, invincibles.

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– Stupides coquins de l’enfer ! tonna-t-il. Et trop payés par surcroît ! Je les entendais qui riaient pendant que je me plaignais… Tout conspire à me nuire, puisque à présent vous voilà, jeune Malone ! Votre arrivée couronne une matinée désastreuse… Puis-je vous demander si vous venez de votre propre chef, ou si c’est votre feuille de chou qui vous a délégué pour obtenir une interview ? L’ami sera le bienvenu ; mais que le journaliste aille au diable !

J’étais en train de tâter mes poches à la recherche de la lettre de McArdle quand un nouveau grief lui revint subitement en mémoire. Ses énormes mains velues bouleversèrent les papiers qui se trouvaient sur son bureau jusqu’à ce qu’elles tombassent sur une coupure de presse.

– Vous avez eu l’amabilité de faire une allusion à moi dans l’une de vos récentes élucubrations ! fit-il en agitant un index menaçant. Oui, oui ! Dans votre article, assez plat d’ailleurs, sur la découverte dans les schistes de Solenhofen de vestiges de sauriens… vous avez commencé un alinéa par ces mots : « Le Pr Challenger, qui est l’un de nos plus grands savants vivants… »

– Je ne m’en dédis pas, monsieur…

– Pourquoi ces qualifications et ces limitations ? Elles sont odieuses ! Peut-être consentirez-vous à me citer les noms de ces autres savants que vous proclamez mes égaux voire mes supérieurs, qui sait ?

– Je me suis mal exprimé. Bien entendu, j’aurais dû écrire : « Notre plus grand savant vivant… » J’en conviens. J’en conviens d’autant plus que je le crois honnêtement. Un lapsus calami…

– Mon cher jeune ami, n’allez pas croire que je sois exigeant. Mais entouré comme je le suis de collègues querelleurs et déraisonnables, il faut bien que je me taille ma part. L’outrecuidance n’est pas dans ma nature ; toutefois, je dois tenir ferme contre mes contradicteurs… Bon ! Asseyez-vous ! Allons, quel est le but de votre visite ?

Il ne me restait plus qu’à m’aventurer avec circonspection, car je connaissais mon lion : pour un rien, il se serait remis à rugir. J’ouvris la lettre de McArdle.

– Me permettez-vous de vous lire ceci, monsieur ? C’est une lettre de mon rédacteur en chef, McArdle.

– Je me rappelle ce nom… Comme échantillon de sa profession, il y a pire.

– Il vous a voué, au moins, une très haute admiration ! C’est toujours à vous qu’il fait appel quand il a besoin d’un avis éminent dans une enquête. Et aujourd’hui encore…

– Que désire-t-il ?

Sous la flatterie, Challenger se lissait les plumes. Il appuya les coudes sur son bureau ; il noua ses deux mains gorillesques ; il pointa de la barbe ; et il me couva avec bienveillance de ses gros yeux gris à demi occultés par des paupières alourdies. Comme il était énorme en tout, sa bienveillance était encore plus accablante que sa truculence.

– Je vais vous donner connaissance du petit mot que j’ai reçu de lui, monsieur. Voici ce qu’il me dit :

Voudriez-vous aller voir notre très estimé ami, le Pr Challenger, et lui demander son concours pour l’affaire suivante : un Letton, du nom de Théodore Nemor, habitant White Friars Mansions, Hampstead, affirme qu’il a inventé une machine très extraordinaire capable de désintégrer n’importe quel objet placé dans sa sphère d’influence. La matière se dissout et retourne à son état moléculaire et atomique. Un procédé inverse permet de la recomposer dans l’état exact où elle se trouvait avant sa désintégration. Cette affirmation paraît extravagante ; néanmoins il semble qu’elle repose sur une base solide, et que son auteur soit tombé par hasard sur une découverte remarquable.

Je n’ai pas besoin d’insister sur le caractère révolutionnaire d’une semblable invention, non plus que sur son importance extrême en tant qu’arme de guerre. Une force capable de désintégrer un cuirassé ou de réduire une armée – même pour quelque temps seulement – en une collection d’atomes, mettrait le monde à sa merci. Pour des raisons sociales et politiques, il faut aller jusqu’au bout de cette affaire sans perdre un instant. Le Letton est amateur de publicité, car il tient à vendre son invention ; aussi l’approcherez-vous facilement. La carte ci-jointe vous ouvrira sa porte. Ce que je désire, c’est que vous et le Pr Challenger alliez le voir, examiniez son invention, et écriviez pour la Gazette un compte rendu motivé sur la valeur de la découverte. J’espère avoir de vos nouvelles ce soir.

R. McArdle.

« Telles sont mes instructions, professeur ! ajoutai-je en repliant la lettre de mon rédacteur en chef. Je serais très heureux si vous consentiez à m’accompagner ; car comment moi, avec mes modestes capacités, pourrais-je émettre une opinion motivée.

– Exact, Malone ! Exact ! opina le grand homme. Vous n’êtes pas totalement dépourvu d’intelligence naturelle, mais je vous accorde que pour cette affaire vous ne faites pas le poids ! Des imbéciles, au téléphone, ont saccagé ce matin mon travail ; si bien que je ne suis plus à un dérangement près. Je suis obligé de répondre à ce bouffon italien Mazotti, dont les vues sur le développement larvaire des termites tropicaux ont excité mon ironie et mon mépris ; mais je puis attendre jusqu’à ce soir pour démasquer cet imposteur. Je me mets donc à votre disposition.

C’est ainsi qu’un matin d’octobre je me trouvai avec le Pr Challenger dans le métro qui fonçait vers le nord de Londres pour m’entraîner dans l’une des expériences les plus singulières de ma carrière pourtant fertile en événements.

Avant de quitter Enmore Gardens, j’avais pris la précaution de m’assurer par ce téléphone si décrié que notre homme était chez lui, et je l’avais averti de notre visite. Il habitait un appartement confortable à Hampstead et il nous fit attendre pendant une bonne demi-heure dans son salon ; nous l’entendîmes poursuivre une conversation animée avec un groupe de personnes ; aux adieux qui furent échangés dans l’entrée, je compris que c’étaient des Russes. Je les aperçus à travers l’entrebâillement de la porte ; ils me donnèrent l’impression d’individus florissants et intelligents : ils avaient des cols d’astrakan sur leurs manteaux, des hauts-de-forme étincelants ; ils avaient tout à fait cette allure de bourgeois bien nantis que le communiste qui a réussi affecte si facilement. La porte de l’entrée se referma derrière eux, et Théodore Nemor pénétra dans le salon. Je le revois encore tel qu’il se tenait : debout dans un rayon de soleil, frottant ses longues mains minces et nous accueillant d’un large sourire… sans oublier pour cela de bien nous observer avec des yeux jaunes, rusés.

Il était court, épais ; son corps suggérait une difformité, mais il était difficile de la localiser ; on aurait pu dire qu’il ressemblait à un bossu sans bosse. Sa tête évoquait l’idée d’une boulette pas assez cuite : elle en avait la couleur et la consistance humide ; les boutons et les pustules qui la décoraient se détachaient agressivement sur un arrière-plan blafard. Au chat, il avait emprunté ses yeux et sa moustache mince, longue, luisante ; sa bouche lâche bavotait constamment. En dessous des sourcils roux, tout était vulgaire et répugnant ; mais au-dessus le Letton arborait une voûte crânienne comme j’en ai rarement vu : elle était splendide ; elle n’aurait pas déparé Challenger lui-même. À ne regarder que le bas de son visage, on aurait pu prendre Théodore Nemor comme un vil conspirateur en maraude ; mais d’après le haut, il était à situer parmi les plus grands penseurs et philosophes du monde.

– Eh bien ! messieurs, nous dit-il d’une voix de velours qu’altérait à peine un léger accent étranger, si j’ai bien compris le sens de notre petite conversation sur le fil, vous êtes venus pour en savoir davantage sur le désintégrateur Nemor ?

– Parfaitement.

– Puis-je vous demander si vous représentez le gouvernement anglais ?

– Pas du tout. Je suis journaliste à la Gazette, et je suis venu avec le Pr Challenger.

– Un personnage célèbre… Célèbre dans toute l’Europe !

Ses crocs jaunis se découvrirent pour manifester une amabilité obséquieuse.

– J’allais vous dire que le gouvernement britannique a perdu sa chance. Il se rendra compte peut-être plus tard de ce qu’il a perdu d’autre : son empire, par exemple… J’étais résolu à vendre au premier gouvernement qui m’offrirait un prix convenable ; si mon invention est tombée à présent entre des mains que vous jugerez sans doute impures, c’est à vous-mêmes qu’il faut vous en prendre.

– Alors vous avez vendu votre secret ?

– Au prix que j’ai fixé.

 

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