La Machine à Désintégrer / Arthur Conan Doyle / 1928
LA MACHINE A DESINTEGRER / 2me Partie
mars 12th, 2011 | admin
– Et vous croyez que l’acheteur en a le monopole ?
– Indiscutablement il l’a !
– Mais d’autres que vous connaissent le secret ?
– Non, monsieur ! répondit le Letton en touchant son large front. Voici le coffre-fort dans lequel le secret est soigneusement enfermé ; ce coffre-là vaut mieux que n’importe quel acier et on ne l’ouvre pas avec une clé Yales. Certains peuvent connaître tel ou tel aspect du problème. Mais personne au monde ne le connaît dans son ensemble, personne sauf moi.
– Vous et les acheteurs !
– Non, monsieur. Je ne suis pas si sot que de céder mon secret avant d’en avoir touché le prix. Une fois qu’ils l’auront payé, c’est moi qu’ils auront acheté, et ils emmèneront ce coffre-fort…
De nouveau il se tapa le front.
« Avec son contenu où ils le désirent. C’est alors que j’accomplirai ma part du marché. Et je l’accomplirai loyalement, impitoyablement. Après quoi l’histoire se fera.
Il recommença à se frotter les mains, et son sourire immuable se tordit dans une sorte de rictus affreux.
– Je vous demande pardon, monsieur ! éclata Challenger, qui n’avait encore rien dit mais dont l’expression reflétait un désaccord fondamental avec Théodore Nemor. Mais nous voudrions, avant de discuter, être bien assurés qu’il y a quelque chose à discuter. Nous n’avons pas oublié un cas récent : un Italien prétendait pouvoir faire exploser des mines à distance ; après enquête, on s’aperçut qu’il s’agissait d’un fieffé coquin doublé d’un imposteur. L’histoire peut se répéter. Comprenez, monsieur, qu’en tant qu’homme de science j’ai à maintenir ma réputation… Réputation que vous avez eu le bon goût de qualifier d’européenne, quoique j’aie de solides raisons de croire qu’elle n’est pas moins établie en Amérique. La prudence est une qualité scientifique, un attribut de la science ; aussi, avant que nous puissions sérieusement examiner vos prétentions, je vous prierais de nous administrer vos preuves.
Les yeux jaunes du Letton dardèrent sur Challenger un regard particulièrement véhément, mais un sourire de bonne humeur s’épanouit sur sa figure.
– Vous faites honneur à votre réputation, professeur ! J’avais toujours entendu dire que vous étiez le dernier à se laisser duper… Je ne demande pas mieux que de procéder à une démonstration qui ne manquera pas de vous convaincre ; mais auparavant je tiens à vous dire quelques mots du principe général.
« Vous comprendrez que l’appareil expérimental que j’ai aménagé ici dans mon laboratoire est un simple modèle ; pourtant, dans son cadre restreint, il fonctionne admirablement. Je n’éprouverais, par exemple, aucune difficulté à vous désintégrer et à vous recomposer, mais ce n’est pas pour un but pareil qu’un grand gouvernement est disposé à payer un prix qui se chiffre par millions. Mon modèle est un jouet scientifique, tout simplement. Ce n’est que lorsqu’on fait appel à la même force sur une plus large échelle que l’on obtient des effets pratiques énormes.
– Pouvons-nous voir ce modèle ?
– Non seulement vous le verrez, Pr Challenger, mais vous bénéficierez sur votre propre personne, si vous avez le courage de la mettre à l’épreuve, de la démonstration la plus concluante qui soit.
Le lion commença à rugir :
– Si… ? Ce « si », monsieur, est insultant au plus haut point !
– Allons, allons ! Je n’avais nullement l’intention de mettre en doute votre courage. Je vous indique uniquement que je vais vous fournir une occasion de l’exercer. Mais d’abord je voudrais vous donner quelques précisions sur les principes qui sont à la base de mon affaire.
« Quand certains cristaux, du sel ou du sucre par exemple, sont placés dans de l’eau, ils se dissolvent et disparaissent. Impossible de savoir qu’ils y ont été mis. Puis, par évaporation ou autrement, vous réduisez l’eau ; alors, de nouveau voilà vos cristaux, visibles une fois de plus, les mêmes qu’auparavant. Pouvez-vous concevoir un processus selon lequel vous, un être organique, pouvez être d’une manière analogue dissous dans le cosmos, puis, par une subtile inversion des conditions, être recomposé dans votre état premier ?
– Votre analogie est fausse ! s’écria Challenger. Même si j’admets l’hypothèse monstrueuse d’une dispersion de nos molécules sous l’effet d’un pouvoir dissociant, pourquoi se rassembleraient-elles exactement selon l’ordre antérieur ?
– Votre objection est normale. Je ne puis vous répondre que ceci : elles se rassemblent effectivement jusqu’au dernier atome pour recomposer votre structure. Il y a un coffrage invisible : chaque brique revient à sa vraie place. Vous pouvez sourire, professeur, mais votre incrédulité et votre sourire feront bientôt place à une émotion tout à fait différente.
Challenger haussa les épaules et déclara :
– Je suis prêt à tenter l’expérience.
– Il y a autre chose que je voudrais vous mettre dans la tête, messieurs, et qui vous aidera peut-être à saisir mon idée. Vous avez entendu parler, aussi bien à propos de la magie d’Orient que de l’occultisme occidental, du phénomène de l’apport, grâce auquel un objet est subitement apporté d’un lieu éloigné et apparaît à un nouvel endroit. Comment expliquer ce phénomène autrement que par le relâchement des molécules de l’objet, leur transport sur une onde de l’éther, et leur rassemblement, chacune exactement à sa place et toutes obéissant ainsi à une loi irrésistible ? Transposez ce raisonnement à propos de ma machine, il me paraît juste.
– Vous ne pouvez pas expliquer une chose incroyable en vous référant à une autre chose incroyable ! répliqua Challenger. Je ne crois pas en vos apports, monsieur Nemor, et je ne crois pas en votre machine. Mon temps est précieux : si nous devons avoir droit à une démonstration, je vous serais obligé d’y procéder sans plus de cérémonies.
– Alors faites-moi le plaisir de me suivre ! conclut l’inventeur.
Il nous fit descendre l’escalier intérieur de son appartement et traverser un petit jardin derrière la maison. Il ouvrit la porte d’un grand appentis, et nous entrâmes.
Imaginez une vaste pièce aux murs blanchis à la chaux ; d’innombrables fils de cuivre tombaient du plafond en guirlandes ; un très gros aimant était posé en équilibre sur un socle. En face de l’aimant, quelque chose qui ressemblait à un prisme en verre : un mètre de long, trente centimètres de diamètre. À droite, une chaise placée sur une plate-forme en zinc ; au-dessus d’elle, suspendu, un capuchon en cuivre poli. De lourds fils étaient attachés au capuchon et à la chaise. Sur le côté, il y avait une sorte de cliquet avec des butées numérotées ; le levier gainé de caoutchouc se trouvait à présent devant la butée zéro.
« Le désintégrateur Nemor ! annonça l’étranger en désignant la machine. Voici le modèle qui est promis à la célébrité, puisqu’il détruira l’équilibre des forces entre les nations. Son possesseur est assuré de régner sur le monde… Maintenant, Pr Challenger, vous m’avez gratifié, si j’ose m’exprimer ainsi, d’un certain manque de courtoisie et d’égards : oserez-vous prendre place sur cette chaise, et me permettre de démontrer sur votre personne les capacités de cette force nouvelle ?
Challenger avait le courage du lion ; le moindre défi le poussait au paroxysme. Il se précipita vers la machine, mais je l’empoignai par le bras et le retins.
– Vous n’irez pas ! lui dis-je. Votre vie représente une valeur trop haute. Ce serait monstrueux ! Quelle garantie de sécurité avez-vous ? L’appareil qui ressemble le plus à celui-là est la chaise électrique que j’ai vue à Sing-Sing.
– Ma garantie de sécurité, répondit Challenger, est que vous êtes témoin, et que cet homme serait certainement inculpé d’homicide par imprudence s’il m’arrivait quelque chose !
– Belle consolation pour le monde de la science ! Vous laisseriez inachevée une œuvre que personne ne pourrait terminer à votre place. Laissez-moi, au moins, y aller le premier ; si l’expérience s’avère sans danger, vous irez ensuite.
Jamais la perspective d’un danger personnel n’aurait ému Challenger ; mais l’idée que son œuvre scientifique pourrait ne pas voir le jour le frappa au cœur. Il hésita. J’en profitai pour m’élancer et m’asseoir sur la chaise. Je vis l’inventeur poser sa main sur le manche, j’entendis un bruit sec ; après quoi, pendant quelques instants, j’éprouvai une sensation de trouble avec un brouillard devant les yeux. Quand le brouillard se fut dissipé, l’inventeur se tenait devant moi, souriant du même sourire odieux ; penché par-dessus son épaule, Challenger n’avait plus une goutte de sang dans les joues.
– Eh bien ! allez-y ! commandai-je.
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