La Machine à Désintégrer / Arthur Conan Doyle / 1928
LA MACHINE A DESINTEGRER / 4me Partie
mars 12th, 2011 | admin
apristi ! Voilà qui est intéressant… Vous m’avez convaincu de la réalité de ce pouvoir, mais je n’entrevois pas encore ses capacités pratiques.
– Je vous ai indiqué, monsieur, que c’était un modèle. Mais rien ne me serait plus facile que de construire un appareil sur une tout autre échelle. Vous comprenez que l’action se produit verticalement. Certains courants au-dessus de vous, associés à certains autres par-dessous déclenchent des vibrations qui peuvent désintégrer ou recomposer. Mais le processus peut se dérouler sur un plan horizontal. Dans ce cas, l’effet serait le même, et couvrirait un champ proportionnel à la force du courant.
– Donnez-moi un exemple.
– Supposons qu’un pôle soit dans un petit bateau, l’autre dans un deuxième petit bateau : un cuirassé entre les deux se volatiliserait en molécules ! Il en serait de même avec une armée en marche.
– Et vous avez vendu ce monopole à une seule grande puissance européenne ?
– Oui, monsieur. Quand l’argent m’aura été versé, elle bénéficiera d’un pouvoir que n’a jamais eu aucune nation. Même maintenant, vous distinguez mal toutes les possibilités de cette arme placée en des mains compétentes, des mains qui ne trembleront pas. Elles sont incommensurables !…
Un sourire d’exultation méchante passa sur sa figure abominable.
« Imaginez un quartier de Londres où mes machines seraient aménagées. Imaginez l’effet de ce courant porté sans effort à l’échelle convenable…
« Ma foi, ajouta-t-il en éclatant de rire, j’imagine volontiers toute la vallée de la Tamise nettoyée, sans qu’il reste un homme, une femme ou un enfant sur ses millions d’habitants !
Ces paroles me remplirent d’horreur ; mais je détestai plus encore l’air triomphant avec lequel elles furent prononcées. Sur mon compagnon, elles semblèrent produire un tout autre effet : à ma grande surprise, il arbora un sourire badin et tendit sa main à l’inventeur.
– Eh bien ! monsieur Nemor, dit-il, il nous reste à vous féliciter. Sans aucun doute vous avez découvert une remarquable propriété de la nature, et vous êtes parvenu à la domestiquer pour que l’homme l’utilise. Le fait que cette utilisation soit destructive est évidemment déplorable, mais la science ignore des distinctions de ce genre : elle suit le savoir où il la conduit. Laissons de côté le principe fondamental qui est votre secret ; mais vous ne voyez pas d’inconvénient, je suppose, à ce que j’examine la construction de l’appareil ?
– Aucun inconvénient. L’appareil est simplement un corps ; c’est son âme, le principe qui l’anime, que vous n’avez aucun espoir d’appréhender.
– Soit ! Mais le mécanisme me paraît être un modèle de simplicité.
Pendant plusieurs minutes, il tourna autour de l’appareil et en tâta quelques éléments. Puis il hissa sa lourde masse sur la chaise.
– Voudriez-vous partir pour une nouvelle excursion dans le cosmos ? proposa l’inventeur.
– Plus tard, peut-être… Plus tard ! En attendant, il existe, vous le savez d’ailleurs certainement, une déperdition d’électricité. Je sens distinctement un courant faible qui passe à travers moi.
– Impossible. La chaise est parfaitement isolée.
– Je vous certifie que je le sens.
Il descendit de la plate-forme.
L’inventeur se hâta de prendre sa place.
– Moi, je ne sens rien ! dit-il.
– Vous ne sentez pas un chatouillement qui descend le long de votre moelle épinière ?
– Non, monsieur, je ne sens rien.
J’entendis un bruit sec, et le Letton disparut. Je regardai Challenger avec stupéfaction.
– Seigneur ! m’exclamai-je. Auriez-vous touché à la machine, professeur ?
Il m’adressa un sourire à la fois bienveillant et ingénu ; son visage n’exprimait qu’une douce surprise.
– Sapristi ! J’ai peut-être par inadvertance touché au levier, me répondit-il. Des incidents fâcheux sont toujours à craindre avec un modèle aussi primitif. Ce levier aurait dû être protégé.
– Il est au trois : c’est la butée de désintégration.
– C’est bien ce que j’avais remarqué quand il a opéré sur vous.
– Moi, j’étais tellement énervé quand il vous a ramené sur la terre que je n’ai pas vu le chiffre pour la reconstitution. L’avez-vous noté ?
– Peut-être l’ai-je noté, jeune Malone ; mais je n’encombre pas ma tête de petits détails : il y a plusieurs butées, et nous ignorons à quoi elles servent… Peut-être aggraverions-nous la situation si nous expérimentions à tort et à travers, Peut-être serait-il préférable de laisser les choses en état ?
– Et vous voudriez…
– Exactement ! Cela vaudrait nettement mieux. L’intéressante personnalité de M. Théodore Nemor s’est diluée dans le cosmos, sa machine est donc sans valeur, et un gouvernement étranger se trouve privé du savoir grâce auquel beaucoup de mal pouvait être commis. Nous n’avons pas perdu notre temps ce matin, jeune Malone ! Votre feuille de chou publiera vraisemblablement une colonne passionnante sur l’inexplicable disparition d’un inventeur letton peu après la visite de son envoyé spécial !… Cette expérience m’a grandement plu ! De tels instants jettent des lueurs sur la routine terne de l’étude. Mais la vie a ses devoirs comme ses plaisirs : aussi vais-je revenir à mon Italien Mazotti et à ses vues obscènes sur le développement larvaire des termites tropicaux.
Je me retournai : j’eus l’impression qu’un léger brouillard gras flottait autour de la chaise.
– Tout de même !… insistai-je.
– Le premier devoir du citoyen respectueux des lois, déclara avec force le Pr Challenger, est d’empêcher le crime. Ai-je fait autre chose ? En voilà assez Malone ! Assez bavardé sur ce thème ! Des affaires plus importantes me réclament !
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