La Machine à Désintégrer / Arthur Conan Doyle / 1928
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LA MACHINE À DÉSINTÉGRER / 1re partie
mars 12th, 2011 | admin
e Pr Challenger était d’une humeur épouvantable.
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Devant la porte de son bureau, j’avais déjà une main sur la poignée et les pieds sur le tapis-brosse quand j’entendis un monologue qui ressemblait à ceci, les mots étant autant d’explosifs qui détonaient et se répercutaient à travers toute la maison :
– Oui, je vous dis que c’est la deuxième erreur ! La deuxième de la matinée. Est-ce que vous vous imagineriez par hasard qu’un homme de science a le droit d’être dérangé dans un travail capital par l’intrusion continuelle d’un idiot au bout du fil ? Je ne le tolérerai pas ! Passez-moi le directeur… Ah ! c’est vous, le directeur ! Eh bien ! pourquoi ne dirigez-vous pas ? Tout ce que vous êtes capable de faire, c’est de me déranger dans un travail dont l’importance dépasse naturellement les limites de votre intelligence. Passez-moi le directeur général ! Il n’est pas là ? J’aurais dû m’en douter ! Je vous assignerai en justice si pareil fait se reproduit. J’ai bien assigné des coqs qui chantaient ! Oui, et ma plainte a été reçue. Si elle a été reçue pour des coqs qui chantaient, pourquoi pas pour des sonneries détraquées ? L’affaire est claire. Des excuses par écrit ? Très bien. Je les prendrai en considération. Au revoir !
C’est à cet instant précis que je me hasardai à entrer. Hélas ! Il me fit face tout en raccrochant le téléphone : un vrai lion en colère ! Son imposante barbe noire frémissait, l’indignation soulevait son torse puissant… L’arrière-garde de sa fureur me fusilla de deux yeux gris arrogants, dominateurs, invincibles.
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– Stupides coquins de l’enfer ! tonna-t-il. Et trop payés par surcroît ! Je les entendais qui riaient pendant que je me plaignais… Tout conspire à me nuire, puisque à présent vous voilà, jeune Malone ! Votre arrivée couronne une matinée désastreuse… Puis-je vous demander si vous venez de votre propre chef, ou si c’est votre feuille de chou qui vous a délégué pour obtenir une interview ? L’ami sera le bienvenu ; mais que le journaliste aille au diable !
J’étais en train de tâter mes poches à la recherche de la lettre de McArdle quand un nouveau grief lui revint subitement en mémoire. Ses énormes mains velues bouleversèrent les papiers qui se trouvaient sur son bureau jusqu’à ce qu’elles tombassent sur une coupure de presse.
– Vous avez eu l’amabilité de faire une allusion à moi dans l’une de vos récentes élucubrations ! fit-il en agitant un index menaçant. Oui, oui ! Dans votre article, assez plat d’ailleurs, sur la découverte dans les schistes de Solenhofen de vestiges de sauriens… vous avez commencé un alinéa par ces mots : « Le Pr Challenger, qui est l’un de nos plus grands savants vivants… »
– Je ne m’en dédis pas, monsieur…
– Pourquoi ces qualifications et ces limitations ? Elles sont odieuses ! Peut-être consentirez-vous à me citer les noms de ces autres savants que vous proclamez mes égaux voire mes supérieurs, qui sait ?
– Je me suis mal exprimé. Bien entendu, j’aurais dû écrire : « Notre plus grand savant vivant… » J’en conviens. J’en conviens d’autant plus que je le crois honnêtement. Un lapsus calami…
– Mon cher jeune ami, n’allez pas croire que je sois exigeant. Mais entouré comme je le suis de collègues querelleurs et déraisonnables, il faut bien que je me taille ma part. L’outrecuidance n’est pas dans ma nature ; toutefois, je dois tenir ferme contre mes contradicteurs… Bon ! Asseyez-vous ! Allons, quel est le but de votre visite ?
Il ne me restait plus qu’à m’aventurer avec circonspection, car je connaissais mon lion : pour un rien, il se serait remis à rugir. J’ouvris la lettre de McArdle.
– Me permettez-vous de vous lire ceci, monsieur ? C’est une lettre de mon rédacteur en chef, McArdle.
– Je me rappelle ce nom… Comme échantillon de sa profession, il y a pire.
– Il vous a voué, au moins, une très haute admiration ! C’est toujours à vous qu’il fait appel quand il a besoin d’un avis éminent dans une enquête. Et aujourd’hui encore…
– Que désire-t-il ?
Sous la flatterie, Challenger se lissait les plumes. Il appuya les coudes sur son bureau ; il noua ses deux mains gorillesques ; il pointa de la barbe ; et il me couva avec bienveillance de ses gros yeux gris à demi occultés par des paupières alourdies. Comme il était énorme en tout, sa bienveillance était encore plus accablante que sa truculence.
– Je vais vous donner connaissance du petit mot que j’ai reçu de lui, monsieur. Voici ce qu’il me dit :
Voudriez-vous aller voir notre très estimé ami, le Pr Challenger, et lui demander son concours pour l’affaire suivante : un Letton, du nom de Théodore Nemor, habitant White Friars Mansions, Hampstead, affirme qu’il a inventé une machine très extraordinaire capable de désintégrer n’importe quel objet placé dans sa sphère d’influence. La matière se dissout et retourne à son état moléculaire et atomique. Un procédé inverse permet de la recomposer dans l’état exact où elle se trouvait avant sa désintégration. Cette affirmation paraît extravagante ; néanmoins il semble qu’elle repose sur une base solide, et que son auteur soit tombé par hasard sur une découverte remarquable.
Je n’ai pas besoin d’insister sur le caractère révolutionnaire d’une semblable invention, non plus que sur son importance extrême en tant qu’arme de guerre. Une force capable de désintégrer un cuirassé ou de réduire une armée – même pour quelque temps seulement – en une collection d’atomes, mettrait le monde à sa merci. Pour des raisons sociales et politiques, il faut aller jusqu’au bout de cette affaire sans perdre un instant. Le Letton est amateur de publicité, car il tient à vendre son invention ; aussi l’approcherez-vous facilement. La carte ci-jointe vous ouvrira sa porte. Ce que je désire, c’est que vous et le Pr Challenger alliez le voir, examiniez son invention, et écriviez pour la Gazette un compte rendu motivé sur la valeur de la découverte. J’espère avoir de vos nouvelles ce soir.
R. McArdle.
« Telles sont mes instructions, professeur ! ajoutai-je en repliant la lettre de mon rédacteur en chef. Je serais très heureux si vous consentiez à m’accompagner ; car comment moi, avec mes modestes capacités, pourrais-je émettre une opinion motivée.
– Exact, Malone ! Exact ! opina le grand homme. Vous n’êtes pas totalement dépourvu d’intelligence naturelle, mais je vous accorde que pour cette affaire vous ne faites pas le poids ! Des imbéciles, au téléphone, ont saccagé ce matin mon travail ; si bien que je ne suis plus à un dérangement près. Je suis obligé de répondre à ce bouffon italien Mazotti, dont les vues sur le développement larvaire des termites tropicaux ont excité mon ironie et mon mépris ; mais je puis attendre jusqu’à ce soir pour démasquer cet imposteur. Je me mets donc à votre disposition.
C’est ainsi qu’un matin d’octobre je me trouvai avec le Pr Challenger dans le métro qui fonçait vers le nord de Londres pour m’entraîner dans l’une des expériences les plus singulières de ma carrière pourtant fertile en événements.
Avant de quitter Enmore Gardens, j’avais pris la précaution de m’assurer par ce téléphone si décrié que notre homme était chez lui, et je l’avais averti de notre visite. Il habitait un appartement confortable à Hampstead et il nous fit attendre pendant une bonne demi-heure dans son salon ; nous l’entendîmes poursuivre une conversation animée avec un groupe de personnes ; aux adieux qui furent échangés dans l’entrée, je compris que c’étaient des Russes. Je les aperçus à travers l’entrebâillement de la porte ; ils me donnèrent l’impression d’individus florissants et intelligents : ils avaient des cols d’astrakan sur leurs manteaux, des hauts-de-forme étincelants ; ils avaient tout à fait cette allure de bourgeois bien nantis que le communiste qui a réussi affecte si facilement. La porte de l’entrée se referma derrière eux, et Théodore Nemor pénétra dans le salon. Je le revois encore tel qu’il se tenait : debout dans un rayon de soleil, frottant ses longues mains minces et nous accueillant d’un large sourire… sans oublier pour cela de bien nous observer avec des yeux jaunes, rusés.
Il était court, épais ; son corps suggérait une difformité, mais il était difficile de la localiser ; on aurait pu dire qu’il ressemblait à un bossu sans bosse. Sa tête évoquait l’idée d’une boulette pas assez cuite : elle en avait la couleur et la consistance humide ; les boutons et les pustules qui la décoraient se détachaient agressivement sur un arrière-plan blafard. Au chat, il avait emprunté ses yeux et sa moustache mince, longue, luisante ; sa bouche lâche bavotait constamment. En dessous des sourcils roux, tout était vulgaire et répugnant ; mais au-dessus le Letton arborait une voûte crânienne comme j’en ai rarement vu : elle était splendide ; elle n’aurait pas déparé Challenger lui-même. À ne regarder que le bas de son visage, on aurait pu prendre Théodore Nemor comme un vil conspirateur en maraude ; mais d’après le haut, il était à situer parmi les plus grands penseurs et philosophes du monde.
– Eh bien ! messieurs, nous dit-il d’une voix de velours qu’altérait à peine un léger accent étranger, si j’ai bien compris le sens de notre petite conversation sur le fil, vous êtes venus pour en savoir davantage sur le désintégrateur Nemor ?
– Parfaitement.
– Puis-je vous demander si vous représentez le gouvernement anglais ?
– Pas du tout. Je suis journaliste à la Gazette, et je suis venu avec le Pr Challenger.
– Un personnage célèbre… Célèbre dans toute l’Europe !
Ses crocs jaunis se découvrirent pour manifester une amabilité obséquieuse.
– J’allais vous dire que le gouvernement britannique a perdu sa chance. Il se rendra compte peut-être plus tard de ce qu’il a perdu d’autre : son empire, par exemple… J’étais résolu à vendre au premier gouvernement qui m’offrirait un prix convenable ; si mon invention est tombée à présent entre des mains que vous jugerez sans doute impures, c’est à vous-mêmes qu’il faut vous en prendre.
– Alors vous avez vendu votre secret ?
– Au prix que j’ai fixé.
LA MACHINE A DESINTEGRER / 2me Partie
mars 12th, 2011 | admin
– Et vous croyez que l’acheteur en a le monopole ?
– Indiscutablement il l’a !
– Mais d’autres que vous connaissent le secret ?
– Non, monsieur ! répondit le Letton en touchant son large front. Voici le coffre-fort dans lequel le secret est soigneusement enfermé ; ce coffre-là vaut mieux que n’importe quel acier et on ne l’ouvre pas avec une clé Yales. Certains peuvent connaître tel ou tel aspect du problème. Mais personne au monde ne le connaît dans son ensemble, personne sauf moi.
– Vous et les acheteurs !
– Non, monsieur. Je ne suis pas si sot que de céder mon secret avant d’en avoir touché le prix. Une fois qu’ils l’auront payé, c’est moi qu’ils auront acheté, et ils emmèneront ce coffre-fort…
De nouveau il se tapa le front.
« Avec son contenu où ils le désirent. C’est alors que j’accomplirai ma part du marché. Et je l’accomplirai loyalement, impitoyablement. Après quoi l’histoire se fera.
Il recommença à se frotter les mains, et son sourire immuable se tordit dans une sorte de rictus affreux.
– Je vous demande pardon, monsieur ! éclata Challenger, qui n’avait encore rien dit mais dont l’expression reflétait un désaccord fondamental avec Théodore Nemor. Mais nous voudrions, avant de discuter, être bien assurés qu’il y a quelque chose à discuter. Nous n’avons pas oublié un cas récent : un Italien prétendait pouvoir faire exploser des mines à distance ; après enquête, on s’aperçut qu’il s’agissait d’un fieffé coquin doublé d’un imposteur. L’histoire peut se répéter. Comprenez, monsieur, qu’en tant qu’homme de science j’ai à maintenir ma réputation… Réputation que vous avez eu le bon goût de qualifier d’européenne, quoique j’aie de solides raisons de croire qu’elle n’est pas moins établie en Amérique. La prudence est une qualité scientifique, un attribut de la science ; aussi, avant que nous puissions sérieusement examiner vos prétentions, je vous prierais de nous administrer vos preuves.
Les yeux jaunes du Letton dardèrent sur Challenger un regard particulièrement véhément, mais un sourire de bonne humeur s’épanouit sur sa figure.
– Vous faites honneur à votre réputation, professeur ! J’avais toujours entendu dire que vous étiez le dernier à se laisser duper… Je ne demande pas mieux que de procéder à une démonstration qui ne manquera pas de vous convaincre ; mais auparavant je tiens à vous dire quelques mots du principe général.
« Vous comprendrez que l’appareil expérimental que j’ai aménagé ici dans mon laboratoire est un simple modèle ; pourtant, dans son cadre restreint, il fonctionne admirablement. Je n’éprouverais, par exemple, aucune difficulté à vous désintégrer et à vous recomposer, mais ce n’est pas pour un but pareil qu’un grand gouvernement est disposé à payer un prix qui se chiffre par millions. Mon modèle est un jouet scientifique, tout simplement. Ce n’est que lorsqu’on fait appel à la même force sur une plus large échelle que l’on obtient des effets pratiques énormes.
– Pouvons-nous voir ce modèle ?
– Non seulement vous le verrez, Pr Challenger, mais vous bénéficierez sur votre propre personne, si vous avez le courage de la mettre à l’épreuve, de la démonstration la plus concluante qui soit.
Le lion commença à rugir :
– Si… ? Ce « si », monsieur, est insultant au plus haut point !
– Allons, allons ! Je n’avais nullement l’intention de mettre en doute votre courage. Je vous indique uniquement que je vais vous fournir une occasion de l’exercer. Mais d’abord je voudrais vous donner quelques précisions sur les principes qui sont à la base de mon affaire.
« Quand certains cristaux, du sel ou du sucre par exemple, sont placés dans de l’eau, ils se dissolvent et disparaissent. Impossible de savoir qu’ils y ont été mis. Puis, par évaporation ou autrement, vous réduisez l’eau ; alors, de nouveau voilà vos cristaux, visibles une fois de plus, les mêmes qu’auparavant. Pouvez-vous concevoir un processus selon lequel vous, un être organique, pouvez être d’une manière analogue dissous dans le cosmos, puis, par une subtile inversion des conditions, être recomposé dans votre état premier ?
– Votre analogie est fausse ! s’écria Challenger. Même si j’admets l’hypothèse monstrueuse d’une dispersion de nos molécules sous l’effet d’un pouvoir dissociant, pourquoi se rassembleraient-elles exactement selon l’ordre antérieur ?
– Votre objection est normale. Je ne puis vous répondre que ceci : elles se rassemblent effectivement jusqu’au dernier atome pour recomposer votre structure. Il y a un coffrage invisible : chaque brique revient à sa vraie place. Vous pouvez sourire, professeur, mais votre incrédulité et votre sourire feront bientôt place à une émotion tout à fait différente.
Challenger haussa les épaules et déclara :
– Je suis prêt à tenter l’expérience.
– Il y a autre chose que je voudrais vous mettre dans la tête, messieurs, et qui vous aidera peut-être à saisir mon idée. Vous avez entendu parler, aussi bien à propos de la magie d’Orient que de l’occultisme occidental, du phénomène de l’apport, grâce auquel un objet est subitement apporté d’un lieu éloigné et apparaît à un nouvel endroit. Comment expliquer ce phénomène autrement que par le relâchement des molécules de l’objet, leur transport sur une onde de l’éther, et leur rassemblement, chacune exactement à sa place et toutes obéissant ainsi à une loi irrésistible ? Transposez ce raisonnement à propos de ma machine, il me paraît juste.
– Vous ne pouvez pas expliquer une chose incroyable en vous référant à une autre chose incroyable ! répliqua Challenger. Je ne crois pas en vos apports, monsieur Nemor, et je ne crois pas en votre machine. Mon temps est précieux : si nous devons avoir droit à une démonstration, je vous serais obligé d’y procéder sans plus de cérémonies.
– Alors faites-moi le plaisir de me suivre ! conclut l’inventeur.
Il nous fit descendre l’escalier intérieur de son appartement et traverser un petit jardin derrière la maison. Il ouvrit la porte d’un grand appentis, et nous entrâmes.
Imaginez une vaste pièce aux murs blanchis à la chaux ; d’innombrables fils de cuivre tombaient du plafond en guirlandes ; un très gros aimant était posé en équilibre sur un socle. En face de l’aimant, quelque chose qui ressemblait à un prisme en verre : un mètre de long, trente centimètres de diamètre. À droite, une chaise placée sur une plate-forme en zinc ; au-dessus d’elle, suspendu, un capuchon en cuivre poli. De lourds fils étaient attachés au capuchon et à la chaise. Sur le côté, il y avait une sorte de cliquet avec des butées numérotées ; le levier gainé de caoutchouc se trouvait à présent devant la butée zéro.
« Le désintégrateur Nemor ! annonça l’étranger en désignant la machine. Voici le modèle qui est promis à la célébrité, puisqu’il détruira l’équilibre des forces entre les nations. Son possesseur est assuré de régner sur le monde… Maintenant, Pr Challenger, vous m’avez gratifié, si j’ose m’exprimer ainsi, d’un certain manque de courtoisie et d’égards : oserez-vous prendre place sur cette chaise, et me permettre de démontrer sur votre personne les capacités de cette force nouvelle ?
Challenger avait le courage du lion ; le moindre défi le poussait au paroxysme. Il se précipita vers la machine, mais je l’empoignai par le bras et le retins.
– Vous n’irez pas ! lui dis-je. Votre vie représente une valeur trop haute. Ce serait monstrueux ! Quelle garantie de sécurité avez-vous ? L’appareil qui ressemble le plus à celui-là est la chaise électrique que j’ai vue à Sing-Sing.
– Ma garantie de sécurité, répondit Challenger, est que vous êtes témoin, et que cet homme serait certainement inculpé d’homicide par imprudence s’il m’arrivait quelque chose !
– Belle consolation pour le monde de la science ! Vous laisseriez inachevée une œuvre que personne ne pourrait terminer à votre place. Laissez-moi, au moins, y aller le premier ; si l’expérience s’avère sans danger, vous irez ensuite.
Jamais la perspective d’un danger personnel n’aurait ému Challenger ; mais l’idée que son œuvre scientifique pourrait ne pas voir le jour le frappa au cœur. Il hésita. J’en profitai pour m’élancer et m’asseoir sur la chaise. Je vis l’inventeur poser sa main sur le manche, j’entendis un bruit sec ; après quoi, pendant quelques instants, j’éprouvai une sensation de trouble avec un brouillard devant les yeux. Quand le brouillard se fut dissipé, l’inventeur se tenait devant moi, souriant du même sourire odieux ; penché par-dessus son épaule, Challenger n’avait plus une goutte de sang dans les joues.
– Eh bien ! allez-y ! commandai-je.
LA MACHINE A DESINTEGRER /3me Partie
mars 12th, 2011 | admin
’est fait, répondit Nemor. Vous avez admirablement réagi. Levez-vous ; le Pr Challenger va certainement prendre votre place maintenant.
Jamais je n’avais vu mon vieil ami pareillement bouleversé. Ses nerfs d’acier avaient flanché. Il me saisit par le bras d’une main tremblante.
– Mon Dieu, c’est vrai, Malone ! dit-il. Vous avez été désintégré. Pas de doute ! Pendant quelques secondes il y a eu du brouillard, et puis plus rien, le vide !
– Combien de temps ai-je disparu ?
– Deux ou trois minutes… J’étais, je l’avoue, horrifié ! Je ne pouvais pas supposer que vous alliez revenir… Il a poussé ce levier, en admettant que ce soit un levier, vers une nouvelle butée, et vous avez reparu sur votre chaise : vous aviez l’air un peu ahuri ; à part cela, vous n’aviez pas changé. Ah ! j’ai remercié Dieu quand je vous ai revu !
Il épongea son front moite de sueur avec son gros mouchoir rouge.
– Maintenant, monsieur ? interrogea l’inventeur. À moins que vous n’ayez pas les nerfs solides…
Visiblement, Challenger se raidit et banda ses muscles. Puis, écartant ma main qui voulait le retenir, il s’assit sur la chaise. Le levier fut poussé au chiffre trois. Plus de Challenger !
J’aurais été épouvanté si l’inventeur n’avait témoigné d’un parfait sang-froid.
« Intéressant processus, n’est-ce pas ? observa-t-il négligemment. Quand on réfléchit à la formidable personnalité du professeur, il est stupéfiant de penser qu’il n’est plus à présent qu’un nuage moléculaire suspendu quelque part dans cette pièce. Le voici, bien entendu, tout à fait à ma merci. Si je décidais de le laisser en suspension, rien sur la terre ne pourrait m’en empêcher.
– Je trouverais bientôt un moyen de vous en empêcher !
Le sourire fit place, encore une fois, à l’affreux rictus.
– Vous ne supposez pas, j’espère, qu’une telle idée me soit venue en tête ? Grands dieux ! Pensez à la dissolution permanente du grand Pr Challenger… Évanoui dans l’espace cosmique sans laisser de traces ! Terrible ! Terrible ! Au fait, il n’a pas été aussi courtois qu’il aurait dû l’être. Ne croyez-vous pas qu’une petite leçon… ?
– Non. Je ne crois pas !
– Eh bien ! Nous allons nous livrer toutefois à une démonstration peu banale. Quelque chose qui vous donnera la matière d’un alinéa passionnant dans votre article. Par exemple, j’ai découvert que le système pileux du corps est sur une vibration tout à fait différente de celle des tissus organiques vivants ; je puis donc l’inclure ou l’exclure dans ma recomposition structurale. Or cela m’intéresserait de voir ce sanglier sans sa soie. Regardez !
Il y eut un bruit sec du levier. Un instant après, Challenger reparaissait sur sa chaise. Mais quel Challenger ! Un vrai lion tondu ! J’avais beau être furieux de la plaisanterie dont il était victime, je ne pus pas me retenir : j’éclatai d’un rire inextinguible !
Sa tête énorme était aussi chauve que celle d’un bébé, son menton aussi lisse que celui d’une jeune fille. Privée de sa glorieuse parure de poils, la partie inférieure du visage n’était que bajoues et jambons. Il ressemblait à un vieux gladiateur, cabossé et ballonné. Ses mâchoires de bouledogue saillaient sur le menton massif.
Peut-être est-ce ce qu’il lut sur nos visages – car je suis sûr que le méchant sourire de mon compagnon avait dû s’élargir devant ce spectacle… Quoi qu’il en fût, la main de Challenger se porta à son crâne, et il se rendit compte de son état. Dans la seconde qui suivit cette découverte, il avait bondi de sa chaise, attrapé l’inventeur par la gorge, et il l’avait projeté à terre. Connaissant la force immense de Challenger, j’étais persuadé qu’il allait le tuer.
– Prenez garde, au nom du ciel ! m’écriai-je. Si vous le tuez, nous ne pourrons jamais remettre les choses en état !
L’argument prévalut. Même dans ses pires moments de folie, Challenger était toujours accessible à la raison. Il se releva, tirant avec lui l’inventeur qui avait cru que sa dernière heure était arrivée.
– Je vous donne cinq minutes ! bégaya-t-il en haletant de fureur. Si dans cinq minutes je n’ai pas recouvré ma condition première, j’extirpe la vie de votre misérable petit corps !
Il n’était guère prudent d’argumenter avec Challenger en fureur. Cet homme aurait fait reculer devant lui les plus braves, et M. Nemor n’avait apparemment rien d’un courageux. Au contraire, les pustules et les boutons qui fleurissaient son visage étaient devenus plus visibles, car la couleur de la peau tout autour avait viré du mastic au ventre de poisson. Il tremblait de tous ses membres ; à peine put-il articuler quelques mots :
– Réellement, professeur ! balbutia-t-il en caressant sa gorge endolorie, la violence n’est pas nécessaire. Il ne s’agissait que d’une plaisanterie… D’une plaisanterie inoffensive… Entre amis… Je voulais vous démontrer tous les pouvoirs de ma machine. Je m’étais imaginé que vous souhaitiez une démonstration complète. Je ne voulais pas vous offenser, je vous en donne ma parole, professeur !
Pour toute réponse, Challenger regrimpa sur la chaise.
– Surveillez-le, Malone ! Ne tolérez aucune privauté, n’est-ce pas ?
– Je veille, monsieur.
– À présent, arrangez-moi ça. Sinon vous en supporterez les conséquences !
Terrorisé, l’inventeur s’approcha de la machine. La puissance de recomposition fut donnée à plein. En une seconde, le vieux lion avait recouvré sa crinière hirsute. Il se frappa affectueusement la barbe et passa les mains sur son crâne pour s’assurer que la restauration était totale. Puis, avec une solennité infinie, il descendit de la chaise.
« Vous avez pris une liberté, monsieur, qui aurait pu entraîner pour votre personne des suites très graves. Je me borne toutefois à prendre note de votre explication, à savoir que vous auriez agi uniquement dans un but démonstratif. Puis-je à présent vous poser quelques questions directes sur ce pouvoir remarquable dont vous revendiquez la découverte ?
– Je vous répondrai sur tous les points qu’il vous plaira, sauf sur la nature de la source du pouvoir. C’est mon secret.
– Et êtes-vous sérieux quand vous nous déclarez que personne au monde ne le connaît en dehors de vous-même ?
– Personne au monde !
– Vous n’avez pas eu d’assistants ?
– Non, monsieur. Je travaille seul.
LA MACHINE A DESINTEGRER / 4me Partie
mars 12th, 2011 | admin
apristi ! Voilà qui est intéressant… Vous m’avez convaincu de la réalité de ce pouvoir, mais je n’entrevois pas encore ses capacités pratiques.
– Je vous ai indiqué, monsieur, que c’était un modèle. Mais rien ne me serait plus facile que de construire un appareil sur une tout autre échelle. Vous comprenez que l’action se produit verticalement. Certains courants au-dessus de vous, associés à certains autres par-dessous déclenchent des vibrations qui peuvent désintégrer ou recomposer. Mais le processus peut se dérouler sur un plan horizontal. Dans ce cas, l’effet serait le même, et couvrirait un champ proportionnel à la force du courant.
– Donnez-moi un exemple.
– Supposons qu’un pôle soit dans un petit bateau, l’autre dans un deuxième petit bateau : un cuirassé entre les deux se volatiliserait en molécules ! Il en serait de même avec une armée en marche.
– Et vous avez vendu ce monopole à une seule grande puissance européenne ?
– Oui, monsieur. Quand l’argent m’aura été versé, elle bénéficiera d’un pouvoir que n’a jamais eu aucune nation. Même maintenant, vous distinguez mal toutes les possibilités de cette arme placée en des mains compétentes, des mains qui ne trembleront pas. Elles sont incommensurables !…
Un sourire d’exultation méchante passa sur sa figure abominable.
« Imaginez un quartier de Londres où mes machines seraient aménagées. Imaginez l’effet de ce courant porté sans effort à l’échelle convenable…
« Ma foi, ajouta-t-il en éclatant de rire, j’imagine volontiers toute la vallée de la Tamise nettoyée, sans qu’il reste un homme, une femme ou un enfant sur ses millions d’habitants !
Ces paroles me remplirent d’horreur ; mais je détestai plus encore l’air triomphant avec lequel elles furent prononcées. Sur mon compagnon, elles semblèrent produire un tout autre effet : à ma grande surprise, il arbora un sourire badin et tendit sa main à l’inventeur.
– Eh bien ! monsieur Nemor, dit-il, il nous reste à vous féliciter. Sans aucun doute vous avez découvert une remarquable propriété de la nature, et vous êtes parvenu à la domestiquer pour que l’homme l’utilise. Le fait que cette utilisation soit destructive est évidemment déplorable, mais la science ignore des distinctions de ce genre : elle suit le savoir où il la conduit. Laissons de côté le principe fondamental qui est votre secret ; mais vous ne voyez pas d’inconvénient, je suppose, à ce que j’examine la construction de l’appareil ?
– Aucun inconvénient. L’appareil est simplement un corps ; c’est son âme, le principe qui l’anime, que vous n’avez aucun espoir d’appréhender.
– Soit ! Mais le mécanisme me paraît être un modèle de simplicité.
Pendant plusieurs minutes, il tourna autour de l’appareil et en tâta quelques éléments. Puis il hissa sa lourde masse sur la chaise.
– Voudriez-vous partir pour une nouvelle excursion dans le cosmos ? proposa l’inventeur.
– Plus tard, peut-être… Plus tard ! En attendant, il existe, vous le savez d’ailleurs certainement, une déperdition d’électricité. Je sens distinctement un courant faible qui passe à travers moi.
– Impossible. La chaise est parfaitement isolée.
– Je vous certifie que je le sens.
Il descendit de la plate-forme.
L’inventeur se hâta de prendre sa place.
– Moi, je ne sens rien ! dit-il.
– Vous ne sentez pas un chatouillement qui descend le long de votre moelle épinière ?
– Non, monsieur, je ne sens rien.
J’entendis un bruit sec, et le Letton disparut. Je regardai Challenger avec stupéfaction.
– Seigneur ! m’exclamai-je. Auriez-vous touché à la machine, professeur ?
Il m’adressa un sourire à la fois bienveillant et ingénu ; son visage n’exprimait qu’une douce surprise.
– Sapristi ! J’ai peut-être par inadvertance touché au levier, me répondit-il. Des incidents fâcheux sont toujours à craindre avec un modèle aussi primitif. Ce levier aurait dû être protégé.
– Il est au trois : c’est la butée de désintégration.
– C’est bien ce que j’avais remarqué quand il a opéré sur vous.
– Moi, j’étais tellement énervé quand il vous a ramené sur la terre que je n’ai pas vu le chiffre pour la reconstitution. L’avez-vous noté ?
– Peut-être l’ai-je noté, jeune Malone ; mais je n’encombre pas ma tête de petits détails : il y a plusieurs butées, et nous ignorons à quoi elles servent… Peut-être aggraverions-nous la situation si nous expérimentions à tort et à travers, Peut-être serait-il préférable de laisser les choses en état ?
– Et vous voudriez…
– Exactement ! Cela vaudrait nettement mieux. L’intéressante personnalité de M. Théodore Nemor s’est diluée dans le cosmos, sa machine est donc sans valeur, et un gouvernement étranger se trouve privé du savoir grâce auquel beaucoup de mal pouvait être commis. Nous n’avons pas perdu notre temps ce matin, jeune Malone ! Votre feuille de chou publiera vraisemblablement une colonne passionnante sur l’inexplicable disparition d’un inventeur letton peu après la visite de son envoyé spécial !… Cette expérience m’a grandement plu ! De tels instants jettent des lueurs sur la routine terne de l’étude. Mais la vie a ses devoirs comme ses plaisirs : aussi vais-je revenir à mon Italien Mazotti et à ses vues obscènes sur le développement larvaire des termites tropicaux.
Je me retournai : j’eus l’impression qu’un léger brouillard gras flottait autour de la chaise.
– Tout de même !… insistai-je.
– Le premier devoir du citoyen respectueux des lois, déclara avec force le Pr Challenger, est d’empêcher le crime. Ai-je fait autre chose ? En voilà assez Malone ! Assez bavardé sur ce thème ! Des affaires plus importantes me réclament !